A partir de 1965 la France entre
en conflit avec la Commission européenne, présidée par Walter Hallstein
(1958-1967). Charles de Gaulle s’oppose en effet à deux réformes
institutionnelles de la Communauté économique européenne (C.E.E.).
La première réforme touche aux
modalités de vote au sein du Conseil des ministres. Le traité de Rome prévoit
en effet à partir du 1er janvier 1966 un passage du vote à
l’unanimité au vote à la majorité qualifiée[1].
La seconde réforme concerne le
renforcement des compétences du Parlement européen et de la Commission
européenne. Le renforcement des pouvoirs du Parlement européen (alors dénommé
Assemblée des communautés) fait en effet l’objet en mars 1965 d’une proposition
de la Commission européenne. Cette réforme institutionnelle est envisagée en
raison des modalités nouvelles de financement de la Communauté économique
européenne (C.E.E.), c’est-à-dire essentiellement de la Politique agricole
commune (P.A.C.), prévues à partir de l’achèvement de l’Union douanière. Le
mode de financement de la Politique agricole commune (P.A.C.) est en effet
différencié sur deux périodes.
Durant une période transitoire, antérieure à
l’achèvement de l’Union douanière, le Fonds européen d’orientation et de
garantie agricole (F.E.O.G.A.) dispose de deux types de ressources : d’une
part des prélèvements sur les importations agricoles en provenance des États tiers (principe de préférence communautaire), d’autre part des contributions
des États membres ou règlements agricoles, avec une révision de ces derniers
prévue avant une échéance fixée au 30 juin 1965. Puis, après l’entrée en
vigueur de l’Union douanière, le Fonds européen d’orientation et de garantie
agricole (F.E.O.G.A.) devra définitivement être exclusivement financé par les
prélèvements sur les importations agricoles et industrielles en provenance des
États tiers. Des ressources communautaires propres se substituent donc aux
cotisations des États membres.
La Commission européenne propose
donc dans ce cadre que le Parlement européen dispose d’un pouvoir de contrôle
budgétaire, avec un pouvoir d’arbitrage de la Commission européenne en cas de
conflit entre le Parlement européen et le Conseil des ministres.
Charles de Gaulle rejette
cependant les propositions de la Commission européenne, pour diverses raisons
de forme et de fond. Tout d’abord, les propositions ont été préparées
secrètement, à l’insu notamment du vice-président français de la Commission
européenne, pourtant proche de Jean Monnet (Robert Marjolin). Au lieu de saisir
les gouvernements des États membres, les propositions ont été en outre
présentées devant le Parlement européen.
Ensuite, la Commission européenne
opère un chantage, liant la révision de la répartition des contributions
nationales (règlements agricoles) pour la période transitoire avec l’adoption
de la réforme institutionnelle proposée. La Commission européenne pense en
effet que dans le contexte de
l’élection présidentielle française (décembre 1965) Charles de Gaulle ne serait
pas en mesure de dire non.
Enfin
et surtout, les réformes institutionnelles prévues privilégient les instituions
communautaires que Charles de Gaulle n’apprécie pas, c’est-à-dire celles qui renvoient
à une intégration supranationale (le Parlement européen et la Commission
européenne), au détriment de celle que Charles de Gaulle apprécie, c’est-à-dire
le Conseil des ministres où sont représentés les intérêts des États :
« D’autre part, les traités instituaient
chacun une figuration d’exécutif sous la forme d’une Commission indépendante
des États, bien que ses membres fussent nommés et rétribués par eux, et une
figuration de législatif sous les espèces d’une Assemblée réunissant des
membres venus des divers Parlements, sans toutefois que leurs électeurs leur
eussent donné aucun mandat qui ne fût pas national. Cette hypothèque d’une technocratie, en majeure partie étrangère,
destinée à empiéter sur la démocratie française dans le règlement de problèmes
qui commandent l’existence même de notre pays, ne pouvait évidemment faire
notre affaire dès lors que nous avions résolu de prendre notre destin entre nos
mains.
(…) Or on sait, Dieu
sait si on le sait ! qu’il y a une conception différente au sujet d’une
fédération européenne dans laquelle, suivant les rêves de ceux qui l’ont
conçue, les pays perdraient leur personnalité nationale, et où, faute d’un
fédérateur, tel qu’à l’Ouest tentèrent de l’être – chacun d’ailleurs à sa façon
– César et ses successeurs, Charlemagne, Othon, Charles Quint, Napoléon,
Hitler, et tel qu’à l’Est s’y essaya Staline, ils seraient régis par quelque aréopage technocratique, apatride
et irresponsable. On sait aussi que la France oppose à ce projet contraire
à toute réalité le plan d’une coopération organisée des États évoluant, sans
doute, vers une confédération. Seul, ce plan lui paraît conforme à ce que sont
effectivement les nations de notre continent. Seul, il pourrait permettre un
jour l’adhésion de pays tels que l’Angleterre ou l’Espagne qui, comme le nôtre,
ne saurait accepter de perdre leur souveraineté. Seul, il rendrait concevable
dans l’avenir l’entente de l’Europe tout entière. »[2]
Au terme de la présidence
française du Conseil des ministres, le 30 janvier 1965, Maurice Couve de
Murville, ministre des Affaires étrangères, déclare : « Les promesses n’ont pas été tenues, je lève
la séance »[3].
C’est le début de la crise de la « chaise vide », qui oppose la
France à ses cinq partenaires européens et à la Commission européenne.
Cette politique de la
« chaise vide » a des incidences sur la politique intérieure
française. Lors des élections présidentielles de décembre 1965 Charles de
Gaulle est en effet mis en ballottage par la candidature du centriste Jean
Lecanuet, qui obtient 15,57% au premier tour. Le score de Jean Lecanuet,
soutenue par le M.R.P. et le Centre national des indépendants et paysans
(C.N.I.P.), s’explique notamment par le vote rural (les agriculteurs français
redoutant l’effondrement de la P.A.C. et de ses avantages acquis).
La
crise de la « chaise vide » se dénoue le 30 janvier 1966, avec
l’adoption du « compromis de Luxembourg », qui est en fait un constat
de désaccord :
«Lorsque, dans le cas de décisions
susceptibles d’être prises à la majorité sur proposition de la Commission, des
intérêts très importants d’un ou plusieurs partenaires sont en jeu, les membres
du Conseil s’efforceront dans un délai raisonnable d’arriver à des solutions
qui pourront être adoptées par tous les membres du Conseil dans le respect de
leurs intérêts mutuels et de ceux de la Communauté, conformément à l’article 2
du traité.
En ce qui
concerne le paragraphe précédent, la
délégation française estime que, lorsqu’il s’agit d’intérêts très importants,
la discussion devra se poursuivre jusqu’à ce que l’on soit parvenu à un accord
unanime.
Les six délégations constatent qu’une divergence subsiste sur
ce qui devrait être fait au cas où la conciliation n’aboutirait pas
complètement. »
Charles
de Gaulle se félicite bien entendu du « compromis de Luxembourg »,
qui permet de contenir les aspects supranationaux de l’intégration européenne
communautaire et de commencer à réorienter la construction européenne dans un
sens intergouvernemental :
« En ce qui concerne l’Europe, je vais
vous dire où nous en sommes et ce que je pense après l’accord de Luxembourg.
Cet accord
entre les Six Gouvernements est d’une grande et heureuse portée. En effet, pour
la première fois depuis que l’affaire du Marché commun est en cours, on est
sorti ouvertement de cette espèce de fiction suivant laquelle l’organisation
économique de l’Europe devrait procéder d’une autre instance que celle des
États, avec leurs pouvoirs et leurs responsabilités. Par le fait même qu’on a
traité avec succès entre ministres des Affaires étrangères et en dehors de
Bruxelles, on a explicitement reconnu que, pour aboutir dans le domaine
économique, il fallait des bases et des décisions politiques ; que ces
bases et ces décisions étaient du ressort des États, et d’eux seuls. ;
enfin, qu’il appartenait à chacun des gouvernements d’apprécier si les mesures
à adopter en commun seraient, ou non, compatibles avec les intérêts essentiels
de son pays.
(…) Sans méconnaître ce
que peuvent valoir les études et propositions de la Commission de Bruxelles, il
y avait beau temps, qu’en fait, c’est grâce aux interventions des États et,
pour ce qui est du Marché commun agricole, grâce à celles de la France, que la
construction économique européenne surmontait peu à peu ses difficultés. Mais
l’application « de la majorité » et l’extension corrélative des
pouvoirs de la Commission menaçaient de remplacer cette pratique raisonnable
par une usurpation permanente de
souveraineté. »[4]
« Ce fut le cas, de
nouveau, en 1965 lorsque nous dûmes interrompre à Bruxelles des entretiens qui
paraissaient être sur le point d’aboutir mais qui n’aboutissaient pas parce
qu’au moment décisif on remettait en cause l’achèvement du Marché commun
agricole, lequel nous était nécessaire, et qu’on réclamait de nous un grave abandon de souveraineté. Or, après
certains remous, notre attitude s’est révélée éminemment salutaire puisqu’elle
a fortement contribué à la décision prise pat les Six d’adopter cette année
tous les règlements essentiels concernant l’agriculture et restés jusqu’alors
en suspens, et de prendre acte du fait que, désormais, pour revenir sur ce qui
avait été décidé, il faudrait l’unanimité des membres, autrement dit l’aval de
la France. On le voit, en soutenant de cette manière ses propres intérêts, la
France a servi ceux de la Communauté, ne fût-ce qu’en la sauvegardant quand
elle risquait d’échouer. »[5]
[1] la majorité qualifiée est constituée de 12 voix, avec la répartition suivante des voix : quatre voix pour la France, l’Allemagne fédérale et l’Italie ; deux voix pour la Belgique et les Pays-Bas ; une voix pour le Luxembourg.
[2] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 9 septembre 1965. Les termes employés par Charles de Gaulle sont à rapprocher de ceux qu’il utilise pour parler du « machin qu’on appelle O.N.U. ».
[3] le 21 octobre 1994 un communiqué du Conseil des ministres français avait menacé de quitter le Conseil des ministres européen si la révision des règlements agricoles n’était pas adoptée à l’échéance du 30 juin 1965.
[4] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 21 février 1966.
[5] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 28 octobre 1966.
politique gaullisme France Républicaine