"Héritiers-fossoyeurs du gaullisme"
David Martin-Castelnau
Libération - 22/11/1996
Ceux qui se réclament de De Gaulle ont oublié que le général défendait
d'autres valeurs que celle de l'immobilier.
Les hécatombes grandissent les survivants. Ainsi du gaullisme qui, mort des
idéologies ou non, triomphe aujourd'hui sans partage. Ceux qui s'en réclament
campent à l'Elysée, à Matignon et tiennent l'Assemblée nationale. Droite et
gauche confondues encensent le grand homme, et ses plus farouches opposants
d'hier ménagent sa mémoire quand ils ne se risquent pas à l'invoquer. Jusqu'aux
intellectuels de gauche - un Debray, un Glucksmann - qui sacrifient à
d'éloquents mea culpa et célèbrent "l'homme d'état
le plus progressiste depuis Léon Blum".
On n'a pas manqué de s'interroger sur la pérennité de l'édifice gaulliste à
l'occasion de la mort de Michel Debré. La disparition de cette pierre de touche,
une de plus à se détacher de la cathédrale, a cependant rapidement été occultée
par la canonisation, aujourd'hui, d'André Malraux. On pouvait laisser Solon à la
poussière; Ezéchiel entre au Panthéon. L'hommage, doit-on comprendre, vaut
preuve, et de la persistance du culte, et de l'attachement aux valeurs
gaullistes d'une relève qui n'a pas participé à la geste. C'est ce que voudrait
la fable. Car, à l'examen, la réalité rend un tout autre son de cloche. Il y a
belle lurette, en effet, que, dans cette grande
église sans religion qu'est
devenu le RPR, le gaullisme semble avoir été remisé au rayon des antiquités.
Que Jacques Chirac soit un authentique gaulliste, de caractère et de conviction,
la question se pose en toute légitimité. Rien dans sa carrière ne milite en
faveur d'une telle qualification. Pompidolien, soit; radical-socialiste,
pourquoi pas; mais gaulliste... La reprise des essais nucléaires dans le
Pacifique, seul acte dans lequel on ait pu voir une filiation directe avec les
"provocations" gaulliennes, constitue un brevet bien mince.
à quelques semaines du
cinquantième anniversaire d'Hiroshima, ce fut surtout une incroyable maladresse.
Fouetté par la bronca internationale, Chirac aura certes tenu bon, mais on se
figure mal en quoi il aura ainsi fait oeuvre de gaullisme, qu'on ne saurait
résumer au nationalisme - fût-il pataud. Car le gaullisme était bien plus que la
nation agrémentée de coups de menton; c'était la nation animée par des valeurs
qui la dépassent : "La France doit servir les valeurs universelles de
l'humanité." Incarnation de ces valeurs, la France ne pouvait les abandonner
sans se trahir. Ces valeurs au-dessus de la nation, précisément parce qu'elles
la fondent, les caciques du néogaullisme ne semblent plus en avoir cure.
Le gaullisme était une attitude : l'intégrité. Ce principe de vertu, foulé aux
pieds par des professionnels de la candidature qu'obsède leur financement, est
bien mal en point au RPR. Que reste-t-il, dans cette pompe à phynances, de
l'austère vertu du moine-soldat ? Peu de choses. Les "affaires" rythment la vie
du parti, la résume pour ainsi dire. étouffer
les révélations, ou, à défaut, enterrer les dossiers, voilà ce qui accapare
l'esprit et l'énergie des néogaullistes. Plus qu'"une certaine idée de la
France", c'est une certaine idée de la justice que mettent en pratique les
héritiers autoproclamés du général de Gaulle. L'église
RPR jouit en toute impunité de ses privilèges et trahit, chaque fois qu'elle le
peut, l'exemple de son fondateur - homme intègre s'il en fût. Que retient la
chronique, après bientôt deux années de chiraquisme ? De conquêtes sociales, de
croissance prométhéenne, de coups d'éclat planétaires, point. Mais des
ristournes locatives, des femmes de ménage prêtées aux frais du contribuable, de
médiocres prises d'intérêt, des salles de bains en marbre... De Gaulle qui, à
l'instar de Poincaré, réglait sur ses deniers ses dépenses personnelles,
aurait-il gardé un Premier ministre ridiculisé par une minable affaire de
népotisme ? On en doute. Ses valeurs n'étaient pas immobilières.
Le gaullisme, c'était également une discipline - celle de l'ingratitude :
l'intérêt général avant celui des affidés. Prodige de l'évolution : en vingt
ans, les néo-gaullistes auront réussi à inverser ce dogme et à ériger le
clientélisme, voire le clanisme, en système. De Gaulle, qui savait ce qu'il
advient de la res publica tombée aux mains des factions les redoutait
plus que tout. Les partis ? Un mal nécessaire, reconnu par la Constitution, mais
dont il fallait encadrer l'activité et juguler le pouvoir afin que jamais ils ne
prissent le pas sur les institutions. L'actuel garde des Sceaux s'est chargé à
maintes reprises de montrer dans quelle estime les néogaullistes tiennent ce
commandement, tout comme la famille Tiberi a su donner une illustration
édifiante de la conception néogaulliste du bien public. Là où les gaullistes
servaient une vision, les néogaullistes se servent d'un savoir-faire éprouvé
(attribution de marchés publics, nominations, interventions). Élus corrompus,
prévaricateurs, concussionnaires, soutenus à bout de bras par le pouvoir, en
attesteront; bétonneurs, recycleurs d'eaux usagées et gros céréaliers ne le
démentiront pas. L'État-RPR reste fidèle à son principe dynamique : le
clientélisme. Bel hommage au gaullisme et à son "obligation d'ingratitude" !
Le gaullisme, enfin, était une philosophie - celle de la résistance. Une
résistance entendue au sens de Camus : être contre "les Dieux", contre la
fatalité qui écrase l'homme et l'humilie en le dépouillant de son destin.
à Londres, à Montréal, à
Phnom-Penh, ce fut la philosophie donquichottesque de l'homme du 18-Juin. Quand
la cause était perdue, de Gaulle faisait "comme si". Comme si la liberté de
choisir demeurait entière. Comme si le combat pouvait continuer. Désespérer, se
résigner, c'eût été collaborer, c'eût été trahir la cause des hommes - "la seule
qui compte", tranchait Colombey.
On pourra, à juste titre, se moquer de cette imagerie et de l'idolâtrie qu'elle
suscite. Mais, face à l'adversité, ce rebelle était celui qui, dans le sillage
de Zola et de Clemenceau, "se lève et dit non ! Il disait: non comme naguère !
Le Tigre aux yeux de feu disait: je fais la guerre! Avec une voix à rendre cois
les canons! Et hagarde l'Histoire ! Debout sous les rafales! Et la bouche et les
yeux comme à la Marseillaise ! Sur l'Arc triomphal ! Se dresse et crie : Je vous
emmerde !" (Jean Choux). On nous expliquera peut-être que c'est avec cet esprit
de résistance que la dyarchie hexagonale se soumet aux caprices du marché tandis
qu'elle va chercher ses ordres à la Corbeille sans broncher. Et pourtant: "C'est
la nation, c'est l'état qui
doivent surplomber le marché." Du Jean-François Kahn, vitupérant la "logique
implacable du pancapitalisme" ? Non, du De Gaulle. Car la résistance s'imposait
également à l'argent-roi. Et au déclin économique. 1996 : la France est en train
de perdre la guerre économique faute de l'avoir déclarée ? Qu'importe: obéissant
à la fatalité, le pouvoir néogaulliste, dans une vision purement comptable de
l'Histoire, étrangle la nation en augmentant taxes et impôts, et la décourage à
force d'incohérence et de morgue.
Primat, nous explique-t-on, est donné à la réalité. Cette trahison,
l'acceptation du fatum regis mundi, signifie, depuis son annonce le 26
octobre 1995, que le président RPR, avant même de s'occuper de millions de
chômeurs, de centaines de milliers de sans-abri et de dizaines de milliers de
petits entrepreneurs asphyxiés, va, à la plus grande satisfaction des places
financières, s'employer à réduire le déficit - avec le succès que l'on sait. Le
reste, tout le reste, n'est pas de son ressort : que les Français se retroussent
les manches ! Trahison confirmée par l'aveu présidentiel du 14 juillet dernier :
"Je n'ai pas de baguette magique." Mais "nous mènerons une ferme politique
budgétaire", renchérira aussitôt un Premier ministre. Au gaullisme, rêve
obnubilé par les hommes de chair et de sang - Moulin ! Hautecloque ! Malraux !
-, les néogaullistes opposent un réalisme aveuglé par l'indice et le sondage -
Minc, Trichet, Juppé...
Réquisitoire caricatural ? Soit. Mais réquisitoire formulé par une majorité de
citoyens et repris par l'un des fondateurs du RPR, Charles Pasqua, fustigeant
"un gaullisme défiguré". Comment, en cette occasion, ne pas lui donner raison ?
Devant l'argent, la justice, la politique, les néogaullistes bafouent le
gaullisme, l'assassinent plus sûrement que le temps. Tout, dans leurs casiers
judiciaires comme dans leur journal intime, atteste leur trahison. On aura beau
faire entrer Malraux au Panthéon, l'onction gaulliste sera refusée aux apostats.
Quant à ceux qui vénèrent encore le souvenir de cet homme "hanté par une idée
plus grande que lui", ils devront sans doute se résigner à aller défendre leur
rêve ailleurs qu'au sein du parti de MM. Toubon, Mancel et Tiberi.
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