"La fin des gaullismes"
Alain Duhamel
Libération - 10/11/2000
Le général de Gaulle n'a jamais cru, ni sans doute souhaité que le gaullisme
puisse lui survivre, c'est en tout cas ce qui ressort des témoignages des
mémorialistes qui étaient les plus proches de lui. Trente ans après sa mort, au
moment où la République inaugure en grande pompe la statue qui lui est élevée à
deux pas du palais de l'Elysée, le Général peut être pleinement satisfait: les
gaullismes sont aujourd'hui en voie d'extinction totale. Cela va de soi à propos
du gaullisme partisan. Le RPR n'est pas gaulliste mais chiraquien. Il célèbre
certes avec dévotion le culte de l'homme du 18 juin, il en invoque à l'occasion
les mânes, il en conserve quelques tics verbaux («chers compagnons»), il tente
parfois d'en mimer les airs de grandeur, mais il ne donne pas le change. Le RPR
n'a plus rien d'un rassemblement populaire. C'est un parti de droite classique,
presque aussi mal organisé que les autres, aux maigres effectifs, avec seulement
ce droit d'aînesse que lui vaut la présence de son chef de file à la tête de
l'Etat. A l'époque du général de Gaulle, le parti gaulliste s'affichait
souverainiste, dirigiste et centralisateur. Aujourd'hui, le RPR est devenu
européen, tendance réaliste; il achève de se convertir au libéralisme
économique; il se proclame décentralisateur. Sur les sujets de société, il
manque régulièrement le premier train. C'est un parti conservateur dont les
idées ressemblent comiquement à celles de ces républicains indépendants que le
général de Gaulle accueillait dans ses gouvernements comme un appoint nécessaire
et irritant. Le gaullisme flamboyant et visionnaire termine sa vie dans les
costumes sages des notables modérés. Ces glissements successifs n'auraient ni
surpris ni ému le fondateur de la Ve République qui n'a jamais eu grande
considération pour ses contemporains. Peut-être aurait-il éprouvé, en revanche,
l'ombre d'un regret en voyant les résidus du gaullisme gaullien achever de se
disperser à leur tour. Cela ne l'aurait pas étonné, puisqu'il était persuadé, en
monarque prédestiné, de porter en permanence la France au dessus d'elle même. Il
en aurait conclu avec une pointe d'amertume que le gaullisme ne pouvait être que
viager et s'éteignait donc avec lui. Ce n'en est pas moins un échec flagrant,
puisque, avec le recul d'une génération, le gaullisme gaullien apparaît comme
une glorieuse parenthèse. Au-delà des batailles de partis qu'il tenait pour
subalternes, le général de Gaulle avait fixé à la Ve République des objectifs
auxquels il tenait viscéralement: rétablir la stabilité politique, assurer la
primauté de l'exécutif, garantir la souveraineté de la France. Trente ans plus
tard, cet orgueilleux projet débouche sur un triple échec. Depuis 1981, la
majorité a basculé six fois: la France est redevenue une démocratie instable,
donc fragile. Les institutions de la Ve République étaient conçues comme une
thérapeutique de choc. La chirurgie lourde gaullienne a raté son opération. Cela
vaut également pour la prééminence présidentielle. Celle-ci était au coeur du
dessein gaullien. Avec la troisième cohabitation en quatorze ans, la présidence
s'est irrésistiblement banalisée et relativisée. L'adoption du quinquennat lui
permettra peut être de se relever mais la preuve reste à faire. Quant à la
souveraineté de fer que le général de Gaulle voulait restaurer, la voilà
submergée par la mondialisation, rétrécie par la trop lente progression de
l'Europe, défiée par la technologie, éclipsée par cette hégémonie américaine
qu'il voulait contenir et qui n'a jamais rayonné aussi visiblement. Trente ans
après sa mort, le général de Gaulle est nationalisé, panthéonisé. Personne ne
cherche plus à diminuer sa place, à rétrécir son prestige. Il a quitté le champ
de la politique pour celui de l'Histoire, le seul auquel il aspirait. Il n'a
guère de rival dans la succession des républiques, mais il n'a pas non plus
d'héritier ou de disciple. Le Général est une statue altière, la silhouette du
seul connétable républicain, mais c'est un connétable sans armée, la plus haute
figure du passé.
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