"Que reste-t-il du gaullisme ?"
Laurent de Boissieu
La Croix - 11/11/2006
Voilà longtemps que De Gaulle n'avait pas été aussi souvent évoqué, voire
invoqué, à l'Assemblée nationale ! L'actuel projet de loi sur le secteur de
l'énergie a en effet donné lieu à de vifs échanges autour du gaullisme. Plus de
trente-cinq ans après son décès, "l'ombre du général de Gaulle", pour reprendre
une expression utilisée par plusieurs députés, hante toujours l'hémicycle. Et
brouille les clivages partisans. Car, outre quelques individualités de l'UMP
comme Nicolas Dupont-Aignan, c'est la gauche socialiste et communiste qui s'est
le plus réclamée de l'héritage de Charles de Gaulle pour s'opposer à la
privatisation de Gaz de France.
Au-delà des polémiques partisanes, que reste-t-il, dans la France du XXIe
siècle, de la pensée et de l'action du grand homme né au XIXe siècle ?
La continuité la plus évidente entre De Gaulle et ses successeurs semble
concerner les institutions, puisque la république qu'il a fondée en 1958 est
toujours en place. Les révisions de la Constitution et la pratique montrent
toutefois des ruptures par rapport aux vues exposées par son fondateur. Dès
l'adoption du quinquennat, le 24 septembre 2000, le professeur de science
politique Robert Ponceyri rappelait ainsi "l'attachement indéfectible et
conséquent du Général au septennat", affirmant que ce changement constitue "non
pas un tournant dans l'histoire de la Ve République, comme cela avait pu être le
cas de la dissolution ratée de 1997, mais bien la fin de la “République
gaullienne”" (1).
Autre rupture, justement : la pratique gaulliste d'une responsabilité politique
du chef de l'État devant le peuple. Les pages du site de la Fondation Charles de
Gaulle consacrées aux institutions insistent en effet sur le "souci constant" du
Général de "conserver" ce qu'il avait appelé, dans son allocution du 20
septembre 1962, "la confiance explicite de la nation". De la parole aux actes,
il démissionna de la présidence de la République le lendemain d'un référendum
négatif (27 avril 1969). Ce que refusa en revanche de faire Jacques Chirac après
la victoire de la gauche aux élections législatives qu'il avait pourtant
provoquées.
Il est un autre domaine où le fil gaulliste semble par contre ne pas s'être
rompu : la place de la France dans le monde. La position de Jacques Chirac
contre l'invasion américaine de l'Irak, en 2003, se situait dans la continuité
d'une France gaulliste alliée mais indépendante des États-Unis. "À son retour au
pouvoir en 1958, le général de Gaulle estimait que la France devait retrouver
son indépendance, raconte la Fondation Charles-de-Gaulle. Il décida de dégager
la France de l'intégration réalisée par l'Otan sous commandement américain."
Même si, depuis le 5 décembre 1995, la France a réintégré le conseil des
ministres et le comité militaire de l'Otan, elle n'en est pas pour autant
devenue atlantiste. Rares sont en effet les présidentiables qui critiquent
rétrospectivement, à l'image de Nicolas Sarkozy à droite ou de Dominique
Strauss-Kahn à gauche (2), l'éventualité d'utiliser
contre les États-Unis le droit de veto de la France au Conseil de sécurité de
l'ONU.
Reste un autre sujet de politique étrangère sur lequel les héritiers du Général
ne cessent de se disputer : la construction européenne. Il ressort des travaux
de la Fondation Charles-de-Gaulle que l'Europe gaulliste est, d'une part "une
“Europe des États” excluant toute supranationalité", et d'autre part "une
“Europe européenne”, c'est-à-dire libre, indépendante à l'égard des
superpuissances, et plus spécialement des États-Unis".
Ces deux aspects souffrent aujourd'hui d'interprétations contradictoires parmi
ceux qui se réclament du gaullisme . Les uns s'opposant à l'actuelle
construction européenne en ce qu'elle porte atteinte aux souverainetés
nationales (Nicolas Dupont-Aignan). Les autres estimant qu'il s'agit de
délégations et non d'abandons de souveraineté (Michèle Alliot-Marie, Jean-Louis
Debré).
En ce qui concerne la relation atlantique, c'est le socialiste Jacques Delors
qui a le plus clairement exposé l'impasse européenne du gaullisme : "Si l'on
souhaite véritablement une politique étrangère européenne, on doit tenir compte
du fait que la plupart des gouvernements sont à la fois européens et atlantistes
(…). Si la France exclut les pays atlantistes, avec qui fera-t-elle l'Europe
politique ?" (3). La conception de Charles de Gaulle
d'une "Europe européenne" indépendante des États-Unis explique en effet à la
fois l'opposition des gaullistes à la Communauté européenne de défense (1954)
puis celle des autres États européens au projet gaulliste d'Europe politique
(plan Fouchet de 1962).
Enfin, l'interprétation de la politique économique et sociale gaulliste demeure
également controversée. Les nationalisations et la création du Plan, par De
Gaulle, à la Libération, relèvent-elles d'une pensée dirigiste ou des seules
circonstances de la reconstruction ? Dans le premier cas, le néolibéralisme qui
domine à droite comme à gauche depuis 1983 signifierait que, sur les questions
économiques, le gaullisme ne constitue plus une référence. Dans le deuxième cas,
libre à chacun de choisir, en fonction de son analyse ou de ses convictions,
quel type de politique économique imposent les circonstances actuelles.
Il est toutefois une thématique sur laquelle le général de Gaulle est plus
précis : l'association capital-travail ou participation, "troisième voie entre
capitalisme et communisme". Même si, comme le souligne la Fondation
Charles-de-Gaulle, "sa réalisation reste inachevée". La participation financière
est le volet le plus connu de la participation (ordonnances de 1959 et 1967 sur
l'"intéressement" et la "participation"). La participation aux responsabilités
est, en revanche, peu développée. Elle n'existe qu'à travers les comités
d'entreprise (ordonnance du 22 février 1945), renforcés par la gauche en 1982
avec les lois Auroux.
Cette convergence entre gaullisme et socialisme d'inspiration autogestionnaire
s'explique par une double origine doctrinale commune : d'une part le socialisme
associationniste du XIXe siècle, non marxiste, et d'autre part le christianisme
social.
Dans l'esprit de Charles de Gaulle et de la poignée de gaullistes "de gauche",
les salariés doivent participer aux responsabilités en tant que tels. Mais les
gaullistes "de droite", dans la lignée de Georges Pompidou, n'envisagent, eux,
la participation aux responsabilités qu'au travers du développement de
l'actionnariat salarié (lois de 1970 et 1973, ordonnance de 1986).
Tel est l'objet d'un projet de loi actuellement débattu au Parlement. Débats
durant lesquels les surenchères au gaullisme se sont multipliées, aussi bien sur
les bancs de l'UMP (Patrick Ollier, Jean-Michel Dubernard) que sur ceux du PS
(Michel Charzat) ou du PCF (Maxime Gremetz). De Gaulle lui-même ne disait-il pas
que "tout le monde a été, est ou sera gaulliste" ?...
(1) Revue politique et parlementaire,
septembre-octobre 2000
(2) Pour Nicolas Sarkozy : entretien dans Le Monde du
10 septembre 2006 et discours à Washington le 12 septembre 2006 ; pour Dominique
Strauss-Kahn : entretien dans la revue Le Meilleur des Mondes, automne 2006
(3) Le Point, 22 janvier 2004
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