"La seconde mort du gaullisme"
René Rémond
Le Nouvel Observateur - 19/09/2002
En enterrant
leur parti, les dirigeants du RPR rompent avec l'idéologie du Général. Voici
pourquoi ce rassemblement des droites consacre la disparition du gaullisme.
On nous annonce
pour la fin de la semaine un événement dont les instigateurs escomptent qu'il
modifiera substantiellement le paysage politique: le RPR disparaîtra pour faire
place à une formation nouvelle qui s'appelle UMP en attendant de recevoir son
nom de baptême lors de sa constitution définitive. Une étoile s'éteint au
firmament des constellations, un astre nouveau s'allume: le fait n'a rien
d'exceptionnel. D'autres partis ont fait de même pour signifier leur
renouvellement: ainsi la SFIO – Section française de l'Internationale ouvrière –
est-elle, en 1971, devenue Parti socialiste, un peu comme les entreprises
multinationales en quête d'un nouveau logo qui se donnent des noms présumés
prestigieux, Aventis ou Thalès: substituer UMP à RPR? n'est-ce donc qu'une
opération de marketing à la Vivendi?
Pour une
formation qui se réfère au gaullisme, rien de plus banal que de changer de
dénomination: l'histoire des expressions politiques du gaullisme est celle d'une
longue succession de sigles transitoires, de RPF à RPR en passant par UNR, UD-Ve
République, UDR, et je crains d'en oublier. De ces changements, certains
prenaient acte d'une effective solution de continuité: ainsi l'appellation UNR
adoptée en 1958 après la mise en sommeil, cinq ans plus tôt, du RPF à
l'initiative du général de Gaulle lui-même. En revanche, le passage en 1976
d'UDR à RPR ne faisait que manifester un changement de génération avec
l'éviction des barons du gaullisme historique et la prise en main de l'appareil
par Jacques Chirac.
L'opération
annoncée est beaucoup plus ambitieuse et d'une autre dimension: elle ne concerne
pas le RPR seul, mais d'autres formations, DL, UDF, appelées à se regrouper dans
un parti unique. Au lieu de se succéder à lui-même, le RPR se saborde pour se
fondre dans un ensemble ayant vocation à rassembler toutes les droites. Cela est
neuf. Certes le mouvement gaulliste s'est toujours défini – les dénominations en
portent témoignage – comme un rassemblement, par opposition à la segmentation
des forces politiques en partis. L'opération en cours ne ferait qu'accomplir ce
que le particularisme des partis l'avait toujours empêché de réussir. Mais le
rassemblement dont rêvait le général de Gaulle devait être le cadre qui
accueillerait des éléments venant de partout. Les actuels dirigeants du RPR ont
renoncé à l'espoir d'être cette structure d'accueil: ils consentent, ou se
résignent, à se fondre dans un ensemble dont la formation gaulliste ne sera plus
qu'une composante, même si tout donne à penser qu'elle sera la principale
autorité. Surtout – et c'est la différence majeure, qui fera la nouveauté de
l'entreprise si elle ne déçoit pas les intentions des fondateurs –, elle se
donne pour objectif de rassembler toutes les droites, et elles seules, dans une
opposition résolue à la gauche. Plus question de transcender cette division
droite-gauche dénoncée par de Gaulle comme archaïque ou funeste. A bien y
regarder, l'idée n'est pas neuve: elle a été depuis longtemps défendue par
Edouard Balladur, qui l'a martelée en chaque circonstance. Au vrai, l'idée est
plus ancienne encore. C'était un vieux rêve de la droite, toujours tentée
d'attribuer ses échecs électoraux à ses divisions. C'était le projet, au début
des années 1930, d'André Tardieu voulant constituer en face du Parti radical un
grand parti de droite libéral et conservateur à l'instar du parti tory. Ce fut
la réussite partielle, sous la IVe République, du Centre national des
Indépendants et Paysans regroupant les élus de la droite libérale pour faire
pièce aux héritiers du tripartisme, et aussi au RPF. Mais aujourd'hui, c'est au
contraire le RPR qui a pris l'initiative de la fusion des droites.
La chose est
d'autant plus inattendue que toute l'histoire des droites depuis les débuts de
la Ve République a été rythmée par la cohabitation, souvent paisible, parfois
furieuse, de la composante qui se réclamait du gaullisme et de la variante
libérale. C'est la grande nouveauté du processus engagé. Serait-ce que tout est
aujourd'hui effacé des différences qui les dressaient l'une contre l'autre? Et
si telle est bien la situation, au bénéfice de laquelle le rapprochement
s'effectue-t-il? Est-ce l'UDF qui a repris à son compte quelques grands thèmes
du gaullisme ou le RPR qui s'est libéralisé?
Le second terme
de l'alternative est celui qui rend mieux compte des évolutions. L'entrée de la
composante RPR dans une confédération des droites est la dernière étape d'un
processus par lequel le RPR s'est progressivement écarté de la stricte
orthodoxie. Le glissement du mouvement gaulliste avait commencé avant même la
disparition du général de Gaulle: les gardiens intransigeants de la doctrine ne
faisaient-ils pas déjà grief à Georges Pompidou de trahir l'héritage?
Profondément injuste, le reproche n'était pas tout à fait inexact. La majorité
présidentielle, dont il avait introduit la notion, n'était-elle pas déjà une
coalition des droites? A sa façon et dans un tout autre contexte, Jacques Chirac
en forçant le RPR qu'il a fondé à se fondre dans un ensemble plus vaste, est le
légitime héritier de Pompidou.
Par la suite,
en partie du fait des circonstances, le RPR s'est de plus en plus éloigné de ses
origines. La plate-forme commune en vue des élections législatives de 1986 était
d'inspiration éminemment libérale: si le RPR était la machine la plus
performante, c'est l'UDF qui fournissait les idées. Depuis, le glissement n'a
fait que s'accentuer. Que la formation qui se présentait comme dépositaire de la
pensée du Général en ait perdu le fil, rien ne l'a mieux montré que ses
fluctuations sur les institutions, problème capital au regard du gaullisme.
Depuis longtemps, il n'était plus raisonnable de parler de parti gaulliste ni
même néo-gaulliste. Il y a vingt ans, l'initiative que vient de prendre le RPR
aurait à juste titre été interprétée comme une OPA sur les autres familles de la
droite. Cet aspect n'est pas tout à fait absent; il justifie la résistance de
François Bayrou, attaché à préserver la spécificité de sa propre tradition ainsi
que la pluralité des sensibilités. Mais c'est tout autant la consécration de
l'effacement de notre vie politique de la référence gaulliste. Si l'opération a
une chance de réussir, c'est dans la mesure où celle-ci est assez affaiblie pour
pouvoir se fondre, et se confondre, avec d'autres traditions.
Cette réussite
serait une indication que la dimension idéologique du débat politique a beaucoup
perdu de son importance, car ce qui se met en place c'est plutôt une machine à
l'américaine pour la conquête du pouvoir qu'une famille de pensée.
Quoi qu'il
advienne, une chose est sûre: le paysage politique a bien changé. Disparition du
gaullisme, quasi-disparition du communisme: les forces qui aspiraient naguère à
occuper tout l'espace politique. Décidément, demain ne ressemblera pas à hier.
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