"L'oubli du gaullisme"
André Fontaine
Le Monde - 10/08/2002
à en juger par les derniers
sondages, les Français paraissent donc trouver plutôt à leur goût l'homme choisi
par Jacques Chirac pour remplacer Lionel Jospin, qui l'agaçait tant. L'actuel
premier ministre ne ressemble à aucun de ses prédécesseurs : comme on l'a dit
abondamment, il n'est pas sorti de l'ENA, et, jusqu'à son arrivée à Matignon, il
a mené toute sa carrière non à Paris, mais dans son Poitou natal, qu'il
représentait avec efficacité et discrétion au Sénat.
Difficile à la
vérité d'imaginer un homme qui incarne mieux, jusque dans son aspect physique,
jusque dans son nom, aux senteurs de terroir, qu'aurait aimé Balzac, l'idée
qu'un profane peut se faire de la Haute Assemblée. Le président de la République
ne pouvait évidemment ignorer qu'en faisant appel à un notable aussi typique il
prenait le contre-pied des griefs du général de Gaulle, dont il se veut tout de
même, jusqu'à plus ample informé, le continuateur, à l'égard de ce bon vieux
Sénat qui n'avait jamais cessé de lui résister.
Le jugement du
général était sans appel sur cette "quintessence des comités Théodule". "Le
Sénat et les conseils généraux, confiait-il par exemple à Alain Peyrefitte en
1963, représentent la France rurale du XIXe siècle, celle du seigle et de la
châtaigne. Notre grande affaire est d'épouser notre siècle. Ce ne sont pas eux
qui nous permettront de rattraper notre retard, puisqu'ils font tout pour
l'accentuer..." Faut-il rappeler que c'est en soumettant à référendum sa
suppression pure et simple qu'il a subi en 1969 le désaveu sans appel qui devait
mettre fin à sa carrière ?
En fait, Chirac
en avait déjà pris à son aise avec le gaullisme de diverses manières, par
exemple en ne se retirant pas après l'échec de ses amis aux législatives ayant
suivi la dissolution de 1997. Et, plus récemment, en se résignant au
quinquennat : "Je l'exclus totalement", avait déclaré l'homme du 18 juin,
également en 1963, au même Peyrefitte. "Ceux qui avancent cela, avait-il
péremptoirement ajouté, ne se sont pas donné la peine de réfléchir."A voir la
manière dont se sont emboîtés les scrutins du printemps dernier, on serait tenté
de lui donner raison.
A vrai dire, le
révisionnisme, sur ce dossier-là, ne date pas d'hier, puisque Georges Pompidou
avait déjà esquissé un pas dans ce sens. De même que s'était nettement accélérée
avec lui la mutation du mouvement gaulliste en partie "de droite", ce qui aurait
fait sauter de Gaulle au plafond. Non qu'il éprouvât quelque sympathie que ce
fût à l'égard de la gauche : "Il n'y a rien de plus déplorable quand il s'agit
de la France, en tout cas de la France au dehors... elle n'a pas raté un
désastre." Mais il trouvait la droite "tout aussi bête". "La droite, disait-il,
c'est routinier, ça ne veut rien changer, ça ne comprend rien. Seulement, on
l'entend moins..." Et surtout, à ses yeux, comme il le déclarait en 1965 à la
veille de la première élection présidentielle au suffrage universel, "le
président de la République ne saurait être confondu avec aucune fraction. Il
doit être l'homme de la nation tout entière, exprimer et servir le seul intérêt
national".
"ERREUR
NATIONALE"
Jacques Chirac
aurait eu une exceptionnelle occasion de se conformer à ce vœu en faisant leur
place dans le gouvernement Raffarin à ceux qui lui avaient permis de passer du
minable 19 % du premier tour de la présidentielle à l'inimaginable 82 % du
second. Quelques nominations de ministres ou de conseillers sont certes allées
dans ce sens, mais leur nombre est vraiment trop modeste pour qu'on puisse
prétendre que l'occasion a été saisie. On dira que l'inconsistance de la
campagne de la gauche aux législatives ne poussait guère à ce qu'elle le fût. Et
que, après des années d'épuisante cohabitation, il devait être singulièrement
tentant de disposer d'un gouvernement que son étrange penchant pour la
cacophonie n'empêche pas d'être, au bout du compte, assez homogène.
Reste que, là
aussi, ce n'est pas du tout ainsi que de Gaulle voyait les choses. Le fond de sa
pensée, il l'a livré sans doute dans son interview télévisée du 15 décembre
1965 : "C'est pas la gauche, la France ! C'est pas la droite, la France !
Naturellement, les Français,comme de tout temps, ressentent en eux des courants.
Il y a l'éternel courant du mouvement qui va aux réformes, qui va aux
changements, qui est naturellement nécessaire, et puis, il y a aussi un courant
de l'ordre, de la règle, de la tradition, qui, lui aussi, est nécessaire. C'est
avec tout cela qu'on fait la France. Prétendre faire la France avec une
fraction, c'est une erreur grave, et prétendre représenter la France au nom
d'une fraction, c'est une erreur nationale impardonnable."
La hantise du
Général, qui ne le sait, c'était le retour à ce "régime des partis", auquel il
imputait son départ du pouvoir en 1946 et qui allait le mettre nettement en
minorité, jusqu'à lui faire envisager de se retirer, avec les scores additionnés
de François Mitterrand et du centriste Jean Lecanuet, au premier tour de la
présidentielle de décembre 1965. Dirait-il la même chose aujourd'hui ? Il est
permis de se poser la question. A part en effet de rares poussées de fièvre
comme les rassemblements anti-le Pen du printemps dernier, le nombre croissant
des abstentions laisse plutôt apparaître un grand scepticisme quant à
l'efficacité des partis. Que Lionel Jospin ait décidé de se retirer sous sa
tente sans vraiment expliquer pourquoi pourrait bien signifier qu'il n'est
lui-même pas loin de partager ce sentiment. Et l'on ne peut pas dire que les
premières interventions de la nouvelle opposition dans les débats parlementaires
aient beaucoup passionné les foules.
Comment au
demeurant n'être pas frappé par l'atténuation des failles idéologiques qui
séparaient traditionnellement la droite et la gauche ? Cette dernière,
Mitterrand régnante, s'est ralliée à l'élection du président au suffrage
universel et à la force de dissuasion. Elle a mis un terme à la vieille querelle
scolaire, fortement augmenté les dépenses de sécurité, procédé à plus de
privatisations qu'avant elle les gouvernements conservateurs. La droite, de son
côté, ne pouvait, quelque envie qu'il lui en prît, prôner le rétablissement de
la peine de mort, puisque Jacques Chirac avait voté sa suppression, et les
dysfonctionnements de plus en plus nombreux de la mondialisation ne pouvaient
pas ne pas susciter à la longue dans ses rangs des réserves croissantes quant
aux vertus du libéralisme intégral.
EN APPELER À
L'OPINION
Relire de
Gaulle sur ce chapitre-là aussi est instructif. Parler de "l'ardente obligation
du Plan" comme il l'a fait au risque de faire sourire ne répondait pas seulement
à son désir de trouver, une fois la guerre d'Algérie terminée, un thème
mobilisateur. Il y croyait profondément : "Rien ne compte plus que le Plan...
rien ne vaut le Plan. Il nous permet de nous tirer toujours d'affaire... il faut
créer une mystique du Plan... Vous m'entendez, Peyrefitte, le Plan c'est le
salut..." En militaire habitué à diriger, il se déclarait ouvertement
"dirigiste". Le mot est devenu péjoratif, mais enfin il est clair que, sur ce
point-là, Jacques Chirac, qui n'est pas pour rien colonel de réserve, n'est pas
tellement éloigné de penser comme le général. Ce dernier avait ses "godillots".
L'actuel chef de l'Etat a cette Union pour la majorité présidentielle qu'Alain
Juppé prend tant de plaisir à commander, et qui a permis entre autres aux
ministres d'arrondir substantiellement leurs fins de mois sans avoir l'air d'y
être pour quoi que ce soit... Reste que, pour affronter les défis du temps
présent, de l'élargissement de l'Europe à l'effroyable misère de l'Afrique, en
passant par la réinsertion de la jeunesse perdue et la relance, de plus en plus
problématique, de l'économie française, le soutien automatique d'un groupe
parlementaire, si large soit-il, ne suffit pas. Il faut, comme de Gaulle s'y
employait sans cesse, en appeler à l'opinion, et donc trouver les mots pour le
dire et le faire.
Qui ne sent
qu'à défaut, le Front social a toutes chances, une fois passée la trêve
estivale, de se ranimer vite fait ?
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