Signé en mars 1957, le traité de
Rome instituant la Communauté économique européenne (C.E.E.) est ratifié en
juillet 1957 par l’Assemblée nationale et le Sénat. Deux questions se posent
alors en juin 1958 lorsque Charles de Gaulle devient président du Conseil.
La première question est celle de
l’acceptation ou du refus par Charles de Gaulle d’appliquer le traité de Rome.
Michel Debré, Premier ministre à partir de janvier 1959, s’était en effet
violemment opposé au traité de Rome en ces termes : « Ce que l’on vous propose, c’est la
disparition de la Nation »[1].
Charles de Gaulle rassure cependant le chancelier Adenauer, en visite à Colombey-les-Deux-Églises,
dès septembre 1958 : la France honorera ses engagements européens.
La seconde question concerne le
calendrier d’entrée en vigueur du Marché commun : la France
respectera-t-elle le calendrier communautaire prévu ou invoquera-t-elle les
clauses de sauvegarde pour ajourner l’application du traité de Rome ?
Cette question se situe au-delà de la question européenne : Jean Monnet
lui-même pensait en effet que la France ne serait pas économiquement en état
d’appliquer le traité de Rome. Pierre Pflimlin[2]
avait en outre secrètement prévenu nos partenaires que la France devait
renoncer à participer au Marché commun. Or, grâce au plan d’assainissement
économique et financier préparé par Antoine Pinay et Jacques Rueff, dès le 1er
janvier 1959 la France applique les premières mesures prévues par le Traité
dans le cadre de l’Union douanière (baisse de 10% des droits de douane).
L’application de certains points
du traité de Rome est ainsi plus rapide qu’initialement prévue. L’Union
douanière (abolition des droits de douane intérieurs, droits de douane
extérieurs communs) entre en effet définitivement en vigueur le 1er
juillet 1968 (date prévue par le traité de Rome : janvier 1970),
constituant une rupture dans la politique extérieur et commerciale française,
marquée par une forte tradition protectionniste[3].
Parallèlement, la Politique
agricole commune (P.A.C.) et le marché commun agricole entrent également en
vigueur (« marathons agricoles » de janvier 1962, décembre 1963 et
décembre 1964). Or l’action de Charles de Gaulle est déterminante dans
l’adoption, à l’issu du premier « marathon agricole » (18 décembre
1921-14 janvier 1962), puis dans la mise en œuvre, de la Politique agricole
commune (P.A.C.). Ce sont en effet les Français, avec les Néerlandais
(notamment Sicco Mansholt, vice-président de la Commission européenne chargé
des affaires agricoles), qui en ont accéléré la création.
La mise en œuvre de la Politique agricole commune
(P.A.C.) illustre bien la façon dont Charles de Gaulle a géré l’application du
traité de Rome, hérité lors de son retour au pouvoir. Il convient en effet de
distinguer deux périodes.
La première période, de 1960 à 1965, est caractérisée par une convergence
de vues entre la France et la Commission européenne[4] :
pour la Commission européenne la Politique agricole commune (P.A.C.) constitue
l’élément le plus fortement intégré de la Communauté économique européenne
(C.E.E.) ; pour Charles de Gaulle le marché commun agricole est
inséparable du marché commun industriel prévu par le traité de Rome. Charles de
Gaulle agit donc, avec pragmatisme, pour une mise en œuvre accélérée du domaine
communautaire le plus intégré, puisque son entrée en vigueur est conforme aux
intérêts de la France :
« Enfin, nous nous
appliquons activement à faire sortir l’union de l’Europe du domaine de
l’idéologie et de la technocratie pour la faire entrer dans celui de la
réalité, c’est-à-dire de la politique. Par exemple, nous n’avons pas consenti,
comme nous y invitait pourtant une mystique et des dates assez artificieuses, à
développer un Marché commun n’eut pas englobé l’agriculture et où la France,
pays agricole en même temps qu’industriel, aurait vu son équilibre économique, social
et financier bouleversé de fond en comble. Au contraire, nous avons fait, pour notre part, en sorte que la grave omission que
comportait à cet égard le Traité de Rome fut réparée pour l’essentiel [5]
et que les dispositions et les sauvegardes voulues fussent décidées par les six
États contractants. Mais aussi nous avons proposé, nous proposons, à nos
partenaires une organisation d’ensemble pour la coopération des États, sans
laquelle il ne peut y avoir d’Europe unie, excepté dans des rêves, des parades
ou des fictions. »[6]
« Dans cet ordre
d’idées, on a déjà fait quelque chose de positif qui s’appelle la Communauté
économique européenne qui a été créée, en principe, par le Traité de Rome. et
mise en œuvre, d’abord, grâce à notre redressement économique et financier de
1958 et 1959 – car, si nous n’avions pas fait ce redressement, il n’y avait pas
de Communauté qui tienne – . Mise en œuvre, en second lieu, grâce au fait que nous avons, en janvier dernier, obtenu que
l’agriculture rentre dans le Marché commun et, corrélativement, accepté de
passer à la deuxième phase, c’est-à-dire une réelle application. Il existe
ainsi une organisation économique telle que, peu à peu, les barrières
douanières entre les Six s’effacent. »[7]
La seconde période est marquée par
la crise de 1965, avec l’apparition de divergences de vues entre la France et
la Commission européenne. Cette crise montre les limites de l’acceptation du
traité de Rome par Charles de Gaulle : la conformité ou la non-conformité
aux intérêts nationaux. Charles de Gaulle refuse ainsi l’adhésion de la
Grande-Bretagne à la Communauté économique européenne (C.E.E.), notamment parce
que cette adhésion ne serait pas conforme aux intérêts de la France par une remise
en cause certaine des acquis français au sein de la Politique agricole commune
(P.AC.).
[1] discours du 19 juillet 1957. De la Communauté européenne du charbon et de l’acier (C.E.C.A.) à l’Union européenne (U.E.), Michel Debré (1912-1996) annoncera ainsi à chaque étape de la construction européenne la fin de la nation française.
[2] Ministre des finances, des affaires économiques et du Plan du 6 novembre 1957 au 14 mai 1958, puis Président du Conseil du 14 mai 1958 au 1er juin 1958.
[3] à l’exception d’une parenthèse sous le Second Empire avec la signature d’un traité de libre-échange avec l’Angleterre (23 janvier 1860).
[4] Charles de Gaulle rend ainsi hommage au travail de la Commission européenne, tout en rappelant strictement sa fonction : « La Commission de Bruxelles ayant accompli objectivement des travaux d’une grande valeur et offrant aux négociateurs, à mesure de leurs discussions, des suggestions bien étudiées., les Gouvernements ne s’en sont pas moins trouvés dans l’obligation de trancher en prenant leur responsabilité. (…) Si importants qu’aient été et que doivent être les travaux et les conseils de la Commission de Bruxelles, on a bien vu que le pouvoir et le devoir exécutifs n’appartiennent qu’aux gouvernement. Ainsi ressort, une fois de plus, l’impropriété tendancieuse de conception et de terme par laquelle un certain langage intitule « exécutif » une réunion, si qualifiée qu’elle soit, d’experts internationaux », conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 31 janvier 1964.
[5] après l’échec d’un projet de « pool vert » (réunions préparatoires de mars 1952, mars 1953 et juillet 1954), le traité de Rome est en effet très lacunaire sur l’agriculture (articles 39 et 43).
[6] allocution radiodiffusée et télévisée prononcée au Palais de l’Élysée, 5 février 1962.
[7] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 15 mai 1962.
politique gaullisme France Républicaine