"Ne vous appelez plus gaullistes !"
Maurice Druon
Le Figaro - 17/06/1998
"Le gaullisme a été dénaturé le jour de 1976 où, sans que nous nous en
apercevions, le vieux "rassemblement" du Général a été transformé en un
ascenseur destiné à hisser un présidentiable."
"Gaulliste" est le vocable que ma génération aura ajouté à l'Histoire. Ce
mot-là a été odieux à beaucoup. Il a été odieux aux vichystes, aux nazis et à
leurs collaborateurs, jusqu'à constituer la désignation d'un crime puni de
privation de nationalité, de dégradation, d'emprisonnement, de déportation ou
d'exécution capitale.
Il a été odieux aux giraudistes qui, dévoués à Pétain et restés l'arme au pied
pendant la moitié de la guerre, nourrissaient rancune envers ceux qui s'étaient
réveillés plus tôt. Il a été odieux aux Américains qui voulaient, à la
Libération, administrer directement la France, comme s'il s'était agi d'un
territoire ennemi, ou en incapacité d'être gouverné par ses citoyens.
Il a été odieux aux communistes qui espéraient se saisir de la même Libération
pour faire de la France un État marxiste, dans la dépendance de la Russie
soviétique.
Dans les deux cas, il fallut toute l'autorité de celui qui avait fourni son nom
aux plus généreuses formes du combat pour déjouer les desseins des uns et des
autres.
Le terme de gaulliste a été également odieux aux politiciens nostalgiques des
IIIe et IVe Républiques, qui toutes deux finirent si bien.
Enfin, il a été odieux, hélas, à des officiers d'Algérie que les ambitions de
quelques-uns de leurs chefs, jouant sur un sens assez primaire de l'honneur
militaire, avaient aveuglés jusqu'à les faire sortir de leur devoir de soldats.
Tels sont les ombres et les nuages qui passèrent, devant ce mot surgi d'un appel
solitaire dans l'été désolant de 1940. Mais le soleil ne cessa de l'éclairer, un
soleil souvent sanglant.
Car gaullistes furent les étudiants qui, le 11 novembre 1940, portèrent une
croix de Lorraine sous l'arc de Triomphe, et sur lesquels la police hitlérienne
ouvrit le feu.
Gaullistes, c'était le nom de ceux qui, avec Kœnig, s'illustrèrent dans le
désert à Bir Hakeim, la bataille de l'honneur retrouvé.
Gaulliste, c'était Leclerc quand il prononça le serment de Koufra, et c'était
le nom de tous ceux qu'il entraîna à travers le Fezzan, la Tripolitaine, la
Tunisie, jusqu'à Strasbourg, avec sa 2e DB victorieuse.
Gaullistes, les aviateurs des escadrilles Lorraine ou Normandie-Niemen ;
gaulliste, Cabanier et ses sous-mariniers du "Rubis".
Et ils s'appelaient gaullistes, Jean Moulin, Brossolette, Cavaillès, Médéric,
qui moururent de n'avoir pas parlé, ou pour ne pas parler sous la torture de la
Gestapo.
Gaulliste, c'est le nom de tous les résistants déportés dans les camps de la
mort, et dont bien peu, revinrent. Mais combien de temps leur fallut-il ensuite
pour revivre !
Gaullistes, dans l'ordre de l'esprit, ce furent, chronologiquement, Bernanos,
Kessel, Malraux. Je ne dénombre pas. Je donne des exemples. Ils étaient mille
trente-six, les Compagnons de la Libération, dont il ne reste plus que deux
cents.
Gaulliste encore, ce fut le qualificatif du mouvement que lança le général de
Gaulle lui-même en 1947, un « rassemblement » par un parti, sinon celui de la
France. Comme dans la France libre, on y trouvait des aristocrates et des
ouvriers, des syndicalistes et des chefs d'entreprise, des universitaires et
des ingénieurs. Un congrès du RPF, selon le mot célèbre, « c'était le métro à
six heures ». Et ce mouvement-là, qui avait eu un effet de raz-de-marée sur les
municipales de 1947, aurait, sans la sinistre manœuvre parlementaire des «
apparentements » un mot qui ne vous dit plus rien, eh bien rappelez-vous ! ce
mouvement aurait ramené le général de Gaulle dix ans plus tôt au pouvoir, pour
qu'il pût appliquer immédiatement le programme de Bayeux et de Bruneval. Il
fallut que la France fût au bord de la guerre civile pour qu'une République
défaillante vînt lui demander de reprendre les rênes du destin.
Et ils étaient gaullistes encore les grands serviteurs de l'État, Michel Debré
le premier, qui le secondèrent pour donner des institutions efficaces à la
France, la doter d'une défense dissuasive et indépendante, rembourser
intégralement sa dette extérieure car pour la première fois depuis 1914, elle
ne devait plus un sou à personne, le premier janvier 1968 ! et faire qu'elle
fût entendue de Mexico à Phnom Penh.
Vous nous racontez l'histoire de France, me dira-t-on. Mais oui, je raconte
l'histoire du gaullisme, cette histoire que les syndicats d'enseignants ont
refusé d'apprendre dans les écoles pendant quarante ans. Alors, je prends
l'occasion d'un 18 juin pour rappeler le gaullisme à ceux qui n'en connaissent
que le nom, mais en ont oublié ou n'en ont jamais su le contenu.
Il y a toujours eu un peu d'épopée et de sacrifice, dans le gaullisme. Ce n'est
pas, ce ne fut jamais une doctrine politique, mais une morale, la morale des
épreuves, et une ardeur qui crée ou transforme l'évènement. Mais où est
l'ardeur aujourd'hui, quand les évènements se déroulent sans que nous ayons
prise sur eux ? Nous ne sommes pas face à de vraies épreuves ; nous ne
connaissons que des difficultés. Et la morale gaulliste n'est plus, au mieux,
qu'une nostalgie.
Alors, quand je lis, quand j'entends qu'on appelle encore gaulliste une
formation politique où il y eut naguère des gaullistes, mais qui s'effrite et
se désagrège, quand je vois ceux qui s'y rattachent, électoralement, continuer
de se parer du titre de gaulliste sans agir en rien de façon qui le justifie,
alors je rugis.
Est-il gaulliste le spectacle que nous offrent les chamailles affligeantes à la
mairie de Paris ? Est-elle gaulliste, la cohabitation que nous vivons ?
Sont-ils gaullistes, les banquets de sous-préfectures, et les crêpages de
chignon dans les conseils régionaux issus de la dernière consultation ?
Continuons à faire un peu d'histoire. Le gaullisme s'est fissuré le jour de
1974 où quarante-trois députés qui s'intitulaient gaullistes ont préféré porter
à la tête de l'État, plutôt que le premier ministre qui avait été le plus jeune
général de la Résistance intérieure, un ministre antigaulliste qui avait fait
voter contre de Gaulle en 1969, et lui avait enlevé juste ce qu'il fallait de
voix pour l'amener à quitter le pouvoir. Le gaullisme a été dénaturé le jour de
1976 où, sans que nous nous en apercevions, le vieux « rassemblement » du
Général a été transformé en un ascenseur destiné à hisser un présidentiable. Il
est parvenu, lentement, et après quelques pauses, à monter son passager à
l'étage élyséen. Et maintenant ? Les garçons d'ascenseur, craignant d'être au
chômage, se battent entre eux pour savoir qui restera employé à astiquer les
cuivres de cette machine devenue inutile.
L'exercice gaulliste du pouvoir ? La Constitution de 1958, renforcée ou
aggravée, comme on voudra, par l'amendement de 1962, suppose, sinon dans sa
lettre, mais assurément dans son esprit, que l'autorité s'exerce sans partage
par celui à qui le suffrage de ses concitoyens a confié la magistrature suprême.
Et si ce consentement, source de sa légitimité, vient à lui manquer, quand il a
cru devoir en chercher le renouvellement, alors il lui faut se retirer. Telle
était la lecture de la Constitution que faisait son auteur, et qu'il a
appliquée avec une saisissante noblesse. La cohabitation permanente, ce n'est
pas du gaullisme, c'est du mitterrandisme. Le système convenait parfaitement à
Mitterrand, adversaire farouche de la Constitution, qui trouva bon de
l'utiliser à son profit, sans la changer, mais en transformant l'usage.
Antigaulliste non de raison mais de tempérament, parce que la figure, le
caractère de De Gaulle lui étaient insupportables, il n'était pas l'homme des
intérêts supérieurs, mais celui des intérêts inférieurs. C'est ainsi. Lui
aussi, qui fut successivement de tous les partis, parce qu'il n'était que d'un
seul, celui de son ambition, il s'était fabriqué, à gauche, un ascenseur qui
fonctionna. Rien d'étonnant à ce que, installé sur son trône et s'y
contemplant, il finît par se comporter comme un président de la IIIe
République. Les institutions sont choses humaines. Il n'en est pas qui, par
l'effet des circonstances, ne finissent par s'user. Il faut se résoudre alors à
les réparer ou à les transformer.
Je n'en veux à personne. Chacun, dans les affaires publiques, fait ce qu'il
peut, avec les moyens intellectuels ou politiques dont il dispose. Mais,
gardien des mots de mon pays, puisque telle est la dernière mission qu'il
m'aura été donné de remplir, je ne voudrais pas que le mot de gaullisme subît
l'usure et l'amoindrissement que connut le terme de radical-socialisme, qui
commença dans la révolte avec Clemenceau et, devenu qualificatif des compromis
peu glorieux, finit avec Daladier, à Munich. J'aimerais que le gaullisme
demeurât un mot respecté, et qu'il restât chargé de son sens initial.
J'aimerais qu'il demeurât la référence des sursauts, quand en viendra le besoin
pour la nation. Et, jusque-là, de grâce, que nul parti ne s'appelle plus
gaulliste.
Réponse :
Hervé Gaymard, "Nous
nous appellerons gaullistes !", Le Figaro, 23/06/1998
Réponse :
Renaud Dutreil, "Il est
temps de bâtir l'après-gaullisme", Le Figaro, 27-28/06/1998
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