Les projets européens de Charles
de Gaulle possèdent un double objectif : d’une part réorienter la construction
européenne et d’autre part construire l’Europe gaulliste.
La querelle de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) a fixé la doctrine européenne gaullienne sur des positions stato-souverainistes (ou nationalistes). Charles de Gaulle s’oppose en effet sous la Cinquième République à la construction d’une Europe supranationale au nom de la souveraineté des nations européennes et de l’efficacité politique :
« Je voudrais parler plus spécialement de
l’objection de l’intégration. On nous l’oppose en disant : « Fondons
ensemble les six États dans une entité supranationale ; ainsi ce sera très
simple et très pratique. » Mais cette entité-là est impossible à découvrir
faute d’un fédérateur qui ait aujourd’hui en Europe la force, l’adresse et le
crédit suffisants. Alors on se rabat sur une espèce d’hybride dans lequel les
six États acceptent de s’engager à se
soumettre à ce qui sera décidé par une
certaine majorité.
(…) Y a-t-il une France,
une Allemagne, une Italie, une Hollande, une Belgique, un Luxembourg, qui
soient prêts à faire, sur une question importante pour eux au point de vue
national et au point de vue international, ce qui leur paraîtrait mauvais parce
que cela leur serait commandé par d’autres ? Est-ce que le peuple
français, le peuple allemand, le peuple italien, le peuple hollandais, le
peuple belge, le peuple luxembourgeois, songeraient à se soumettre à des lois
que voteraient des députés étrangers,
dès lors que ces lois iraient à l’encontre de leur volonté profonde ? Ce
n’est pas vrai ! Il n’y a pas moyen, à l’heure qui est, de faire en sorte
qu’une majorité étrangère puisse
contraindre des nations récalcitrantes. Il est vrai que, dans cette Europe
« intégrée » comme on dit, il
n’y aurait peut-être pas de politique du tout. Cela simplifierait beaucoup
les choses. En effet, dès lors qu’il n’y aurait pas de France, pas d’Europe,
qu’il n’y aurait pas de politique faute
qu’on puisse en imposer une à chacun des Six États, on s’abstiendrait d’en
faire. Mais alors, peut-être, ce monde se mettrait-il à la suite de
quelqu’un du dehors qui, lui, en aurait une. Il y aurait peut-être un
fédérateur, mais il ne serait pas Européen. Et ce ne serait pas l’Europe
intégrée, ce serait out autre chose de beaucoup plus large et de beaucoup plus
étendu avec, je le répète, un fédérateur. Peut-être est-ce cela qui, dans
quelque mesure et quelquefois, inspire certains propos de tel ou tel partisan
de l’intégration de l’Europe. Alors, il vaudrait mieux le dire. »[1]
« Pas d’union
européenne, disaient-ils, sinon par une intégration à direction
supranationale ! Pas d’union européenne, si l’Angleterre n’en fait pas
partie ! Pas d’union européenne, sauf à incorporer dans une communauté
atlantique ! » Pourtant, il est clair qu’aucun des peuples
n’admettrait de confier son destin à un
aréopage principalement composé d’étrangers. De toute façon, c’est vrai
pour la France. Il est clair, également, que l’Angleterre, grande nation et grand
État, l’accepterait moins que quiconque. Il est clair enfin, que, fondre dans une politique multilatérale
atlantique la position de l’Europe, ce serait en sorte qu’elle-même n’en ait
aucune et, dès lors, on ne voit pas pourquoi elle en viendrait à se confédérer. »[2]
« On a vu donc nombre d’esprit, souvent d’ailleurs valables et sincères, préconiser pour l’Europe, non point une politique indépendante, qu’en vérité ils n’imaginent pas, mais une organisation inapte à en avoir une, rattachée dans ce domaine, comme dans celui de la défense et celui de l’économie, à un système atlantique, c’est-à-dire américain, et subordonnée, par conséquent à ce que les États-Unis appellent leur « leadership ». Cette organisation, qualifiée de fédérale, aurait eu comme fondements, d’une part un aréopage de compétences soustraites à l’appartenance des États et qu’on eût baptisé « Exécutif », d’autre part un Parlement sans qualification nationale et qu’on eût dit « Législatif ». Sans doute, chacun de ces deux éléments auraient-ils fourni ce à quoi il eût été approprié, savoir : des études pour l’aréopage et des débats pour le Parlement. Mais, à coup sûr, aucun des deux n’auraient fait ce qu’en somme on ne voulait pas qu’ils fassent, c’est-à-dire une politique. Car, si la politique doit évidemment tenir compte des débats et des études, elle est tout autre chose que des études et des débats.
La politique est une action, c’est-à-dire un ensemble de décisions que l’on prend, de choses que l’on fait, de risques que l’on assume, le tout avec l’appui d’un peuple. Seuls peuvent être capables et responsables les Gouvernements des nations. Il n’est certes pas interdit d’imaginer qu’un jour tous les peuples de notre continent n’en feront qu’un et qu’alors il pourrait y avoir un Gouvernement de l’Europe, mais il serait dérisoire de faire comme si ce jour était venu.
C’est pourquoi, la France, se refusant à laisser l’Europe
s’enliser et à s’enliser elle-même dans une artificieuse entreprise qui eût dépouillé les États, égaré les peuples
et empêché l’indépendance de notre continent, prit l’initiative de proposer à
ses cinq partenaires du Traité de Rome un début d’organisation de leur
coopération. »[3]
« On peut faire des discours sur l’Europe
supranationale. Ce n’est pas difficile : il est facile d’être un
Jean-foutre. »[4]
Selon Charles de Gaulle une intégration européenne supranationale conduirait en outre à une dissolution des nations (« comme du sucre dans le café ») et à une uniformisation des peuples européens :
« La France savait aussi
bien que quiconque, en tout cas beaucoup mieux que ceux qui ne sont pas
européens, qu’il ne peut y avoir d’Europe qu’en vertu de ses nations, que, de
par la nature et l’Histoire, notre continent est tel que la fusion n’y est que
confusion, à moins qu’elle ne soit l’oppression, qu’on n’est pas un européen si
l’on est un apatride, que, par exemple, Chateaubriand, Gœthe, Byron, Tolstoï –
pour ne parler que des romantiques – n’auraient rien valu du tout en volapük ou
en espéranto, mais qu’ils sont toujours de grands écrivains de l’Europe parce
que chacun d’eux s’inspira du génie de son pays. »[5]
« Chaque peuple est
différent des autres, avec sa personnalité incomparable, inaltérable,
irréductible. Si vous voulez que des nations s’unissent, ne cherchez pas à les
intégrer comme on intègre des marrons dans une purée de marrons. »
« C’est en vertu de
cette destination de l’Europe qu’y régnèrent les Empereurs romains, que
Charlemagne, Charles Quint, Napoléon, tentèrent de la rassembler, qu’Hitler
prétendit lui imposer son écrasante domination. Comment, pourtant, ne pas
observer qu’aucun de ces fédérateurs n’obtient des pays soumis qu’ils renoncent
à être eux-mêmes ? Au contraire, l’arbitraire centralisation provoquera
toujours, par chocs en retour, la virulence des nationalités. Je crois donc
qu’à présent, non plus qu’à d’autres époques, l’union de l’Europe ne saurait
être la fusion des peuples, mais
qu’elle peut et doit résulter de leur systématique rapprochement. »[6]
Charles de Gaulle s’oppose donc au caractère supranational de certaines institutions communautaires (Commission européenne, proposition d’élection du Parlement européen au suffrage universel direct[7], etc.). Il espère également que ses actions négatives (« compromis de Luxembourg ») ou positives (projets gaullistes d’Europe politique) permettraient de contourner et de subordonner les institutions communautaires existantes à un organe politique de type intergouvernemental, respectant la souveraineté des nations européennes.
Charles de Gaulle veut construire l’« Europe des peuples et des États », c’est-à-dire une construction européenne conforme au double postulat de réalisme et de démocratie.
Le postulat démocratique signifie pour Charles de Gaulle de baser la construction européenne sur l’acceptation des peuples, au-delà de la seule volonté des dirigeants politiques. Charles de Gaulle préconise donc la tenue de référendums :
« Cette Europe
prendra naissance si ses peuples, dans leur profondeur, décident d’y adhérer.
Il ne suffira pas que des parlements votent une ratification. Il faudra des référendums populaires. »
« L’organisation de l’Europe est une chose énorme, extrêmement difficile et qui, à mon sens, implique un acte de foi populaire. Les institutions de l’Europe doivent naître des Européens, c’est-à-dire d’une manifestation démocratique, par le suffrage universel, des citoyens de l’Europe. Il faut poser à ces citoyens trois questions :
- « Voulez-vous qu’on fasse l’unité de l’Europe, notamment au point de vue de son économie, de sa culture et de sa défense ? »
- « Voulez-vous que l’on constitue un organe confédératif des peuples de l’Europe pour gérer cette unité ? »
- « Pour élaborer les institutions européennes, voulez-vous nommer une Assemblée ? »
Je suis convaincu que, si l’on posait aux peuples ces trois
questions, on en tirerait deux avantages immenses.
(…) Le deuxième serait qu’on pourrait voir quels peuples veulent et
quels peuples ne veulent pas. Alors, on saurait à quoi s’en tenir et l’on
pourrait commencer. »[8]
« Mais, à cette
confédération, on doit donner une base populaire et démocratique. Ce sont les
peuples qui ont à la créer. Encore faut-il le leur demander. La première étape
doit être un vaste référendum, organisé
simultanément dans tous les pays intéressés. Il y aura là, au surplus, une
grande force pour appuyer ceux qui veulent la communauté et une affirmation
puissante vis-à-vis des États totalitaires au-delà du rideau de fer. »[9]
« Cela comporte un
concert régulier organisé des Gouvernements responsables et puis, aussi, le
travail d’organismes spécialisés dans chacun des domaines communs, organismes
subordonnés aux gouvernements ; cela comporte la délibération périodique
d’une assemblée qui soit formée par les délégués des parlements nationaux et, à
mon sens, cela doit comporter, le plus tôt possible, un solennel référendum européen, de manière à
donner à ce démarrage de l’Europe le caractère d’adhésion et de conviction
populaire qui lui est indispensable. »[10]
Enfin, le postulat réaliste signifie pour Charles de Gaulle de baser la construction européenne sur des réalités (« l’Europe des réalités »), c’est-à-dire sur les États :
« Pour pouvoir
aboutir à des solutions valables, il faut tenir compte de la réalité. La politique n’est rien
d’autre que l’art des réalités. Or,
la réalité, c’est qu’actuellement
l’Europe se compose de nations. C’est à partir de ces nations qu’il faut
organiser l’Europe et, s’il y a lieu, de la défendre. Au lieu d’une fusion
intolérable et impraticable, pratiquons l’association. En poursuivant des chimères, on a déjà perdu des
années. »[11]
« (…) Il faut
procéder non pas suivant des rêves,
mais d’après des réalités. Or,
quelles sont les réalités de
l’Europe ? Quels sont les piliers sur lesquels on peut bâtir
l’Europe ? En vérité, ce sont des États qui sont, certes, très différents
les uns des autres, qui ont chacun son âme à soi, son Histoire à soi, sa langue
à soi, ses malheurs, ses gloires, ses ambitions à soi, mais des États qui sont
les seules entités qui aient le droit d’ordonner et l’autorité pour agir Se
figurer qu’on peut bâtir quelque chose qui soit efficace pour l’action et qui
soit approuvé par les peuples en dehors et au-dessus des États, c’est une chimère. »[12]
« (…) Je n’ai jamais, quant à moi, dans aucune de mes déclarations, parlé de « l’Europe des patries », bien qu’on prétende toujours que je l’ai fait. Ce n’est pas, bien sûr, que je renie, moi, la mienne ; bien au contraire, je lui suis attaché plus que jamais et je ne crois pas que l’Europe puisse avoir aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la France avec ses Français, l’Allemagne avec ses Allemands, l’Italie avec ses Italiens, etc. Dante, Gœthe, Chateaubriand, appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement Italien, Allemand et Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé, écrit en quelque « espéranto » ou « volapük » intégré…
Mais, il est vrai que la patrie est un élément humain,
sentimental, alors que c’est sur des éléments d’action, d’autorité, de
responsabilité qu’on peut construire l’Europe. Quels éléments ? Eh bien,
les États ! Car il n’y a que les États qui soient à cet égard valables,
légitimes et capables de réaliser. J’ai déjà dit et je répète, qu’à l’heure
qu’il est, il ne peut y avoir d’autre Europe que celle des États, en dehors
naturellement des mythes, des fictions, des parades. Ce qui se passe pour la Communauté économique, le prouve
tous les jours, car ce sont les États, et les États seulement, qui ont créé
cette Communauté économique, qui l’ont pourvue de crédits, qui l’ont dotée de
fonctionnaires. Et ce sont les États qui lui donnent une réalité et une
efficacité, d’autant plus qu’on ne peut prendre aucune mesure économique
important sans commettre un acte politique. »[13]
« Alors, il faut
prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement
que sur les réalités. Bien entendu
on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l’Europe ! »,
« l’Europe ! », « l’Europe ! » mais cela
n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète : il faut prendre les
choses comme elles sont. (…) Alors, vous en avez qui crient : « Mais
l’Europe, l’Europe supranationale ! Il n’y a qu’à mettre tout cela
ensemble, il n’y a qu’à fondre tout cela ensemble, les Français avec les
Allemands, les Italiens avec les Anglais, etc. » Oui, vous savez, c’est
commode et quelquefois c’est assez séduisant, on va sur des chimères, on va sur des mythes mais ce ne sont que des chimères et des mythes. Mais il y a les réalités,
et les réalités ne se traitent pas
comme cela. Les réalités se traitent
à partir d’elles-mêmes. »[14]
Enfin, si Charles de Gaulle utilise la formule d’« Europe des États » et récuse celle d’« Europe des patries », celle-ci est néanmoins fréquemment utilisée par les responsables gaullistes. Michel Debré se réclame ainsi de l’« Europe des patries et de la liberté »[15] et Alain Peyrefitte écrit notamment au sujet des projets gaullistes d’Europe politique : « Aujourd’hui Europe des patries, un jour patrie européenne »[16].
[1] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 15 mai 1962.
[2] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 31 janvier 1964.
[3] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 23 juillet 1964.
[4] réception à l’Élysée, 10 juin 1965. Charles de Gaulle écrivait en outre à Maurice André-Gillois : « Nous sommes « faits » pour être un grand peuple même quand nous nous renions nous-mêmes. La déception de nombre de Français à l’égard d’une France faible et médiocre les porte à s’en détourner (Communistes, Chateaubriant-Brasillach, partisans de l’« Europe des six »). », Lettres, Notes et Carnets 1951-1958, page 280.
[5] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 12 novembre 1953.
[6] Mémoires d’Espoir, pages 181.
[7] Charles de Gaulle déclare à ce sujet : « En même temps, bien qu’il y ait déjà six Parlements nationaux plus l’Assemblée parlementaire européenne, plus l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui est, il est vrai, antérieure à la conception des Six et qui, me dit-on, se meurt aux bords où elle fut laissée, il faudrait de surcroît élire un Parlement de plus, qualifié d’européen, et qui ferait la loi aux six États » (15 mai 1962).
[8] conférence de presse tenue au Palais d’Orsay, 14 novembre 1949.
[9] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 25 février 1953.
[10] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 5 septembre 1960.
[11] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 25 février 1953.
[12] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 5 septembre 1960.
[13] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 15 mai 1962. A la suite de cette conférence de presse les ministres M.R.P. (Pierre Pflimlin, Maurice Schumann, Robert Buron, Paul Bacon, Joseph Fontanet) démissionnent du gouvernement de Georges Pompidou. Le 12 novembre 1953 Charles de Gaulle avait déjà parlé un peu près dans les mêmes termes du volapük et de l’espéranto.
[14] deuxième entretien radiodiffusé et télévisé avec Michel Droit, 14 décembre 1965.
[15] discours devant l’Assemblée nationale, 15 janvier 1959.
[16] Le Monde, 17 septembre 1960.
politique gaullisme France Républicaine